L'art contemporain vu par une sociologue (24/01/2017)

La sociologue Nathalie Heinich dresse un portrait global du monde de l’art contemporain, dans son livre " Le Paradigme de l’art contemporain". (Gallimard, NRF, 2014, 384 p., 21, 50 €). Extraits ci-après.

Illustrations : "Ambiguïté" oeuvre de facture classique ; "La Reine s'amuse" oeuvre de facture moderne ; "C.Lavie" installation contemporaine. Par Dany Io Sculpteur.

Pour cette sociologue, l’histoire de l’art peut se scinder en trois grands paradigmes successifs – classique, moderne, contemporain2 - impliquant chacun une définition distincte de l’art. Dans le paradigme classique, l’art se doit d’être conforme aux canons hérités de la tradition, tandis que dans le paradigme moderne l’art est défini comme l’expression de l’intériorité de l’artiste (régime de singularité), ce qui implique parfois la transgression des canons classiques. Enfin, dans le paradigme contemporain, « l’art consiste en un jeu avec les frontières de ce qui est communément considéré comme de l’art. » (p. 50). Entre ces trois paradigmes, l’expérience esthétique diffère également : l’art contemporain recherchant la sensation, là où le classique cherchait l’élévation spirituelle et le moderne l’émotion esthétique.

 

Ambiguité sur miroir.jpgParler de paradigme permet une approche objectivée de l’art : l’œuvre peut changer de définition, ne pas se plier aux mêmes contraintes ou exigences selon les paradigmes, sans qu’il y ait à porter sur ces changements de jugement de valeur. La force de ce postulat de départ est également d’offrir au lecteur une vision synthétique et cohérente non seulement du fonctionnement interne du monde de l’art (puisque dans chaque paradigme tout change, de la définition de l’œuvre à leur mode de circulation et au rôle des intermédiaires), mais aussi des controverses artistiques qui ont marqué le passage d’un paradigme à l’autre, depuis le milieu du XIXe siècle et le passage du paradigme classique au paradigme moderne.

L’œuvre transgressive

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Comme le signalait déjà Le Triple jeu, l’œuvre contemporaine repose essentiellement sur « la transgression des frontières de l’art telles que les perçoit le sens commun » (p. 55). Transposée à la vision interne adoptée dans Le Paradigme, la transgression prend la forme d’une « expérience des limites », nourrie par une reconnaissance institutionnelle rapide qui conduit à une radicalisation des propositions artistiques (le «paradoxe permissif» des institutions). L’œuvre contemporaine ne respecte plus l’impératif de soumission à un canon académique (paradigme classique), ni même celui de l’expression d’une quelconque intériorité de l’artiste (paradigme moderne). Les artistes contemporains franchissent ainsi certaines limites juridiques et morales (l’exposition « Présumés innocents » organisée en 2000 au CAPC dénoncée pour « pédopornographie » par exemple), créant du même coup une incompréhension entre initiés et non-initiés. La sociologue insiste plus particulièrement sur l’abandon de l’impératif d’authenticité, l’artiste contemporain cultivant « toutes sortes de distances » : distance physique avec son œuvre, omniprésence du second degré, « que ce soit par l’ostentation d’insincérité, d’intéressement voire de cynisme [...] par le trucage assumé [...], ou par la blague, la dérision, l’absence affichée de sérieux » (p. 66). Et pour finir, c’est la figure même de l’artiste qui devient inauthentique :

D’autres, comme Jeff Koons, affichent sans complexes des motivations cyniques, systématiquement contraires aux attentes traditionnellement attachées au « grand artiste » : attente d’autonomie de l’inspiration plutôt que de conformation aux goûts des masses [...] ; attente de détachement à l’égard du plaisir et de la séduction [...] ; attente de modestie [...] ; attente de désintéressement à l’égard du marché [...] ; attente de visée esthétique [...] ; attente de signification et d’interprétabilité [...]. (p. 67)

 

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